DROIT DE VOTE DES ETRANGERS: AU-DELA DES LIEUX COMMUNS...

Pierre-Yves LAMBERT (paru dans les Cahiers Marxistes n° 206, juillet-août 1997, pp. 57-70)

Aux élections communales de l'an 2000, les ressortissants de l'Union Européenne résidant en Belgique pourront voter et être élus. Pour les "non-Européens", on en reparlera peut-être pour les élections suivantes, en 2006. Trois mois après les "petites phrases" de Jean-Luc DEHAENE à la télévision flamande qui avaient relancé le débat, celui-ci est, à l'heure où nous écrivons ces lignes, en passe d'être reporté sine die par l'adoption d'une révision restrictive de l'article 8 de la constitution. Il s'agissait soit de supprimer sans plus la condition de nationalité belge pour l'exercice des droits politiques, soit d'introduire une distinction entre "Belges", "Européens de Maastricht" et "non-Européens", ces derniers ne pouvant éventuellement accéder aux droits politiques que moyennant une loi électorale devant être adoptée à la majorité des deux tiers au Parlement, comme une révision constitutionnelle. Les recompositions politiques en cours, avec l'éventuelle constitution d'un "pôle de droite" PRL-FDF-PSC, rendront cette majorité spéciale impossible à atteindre après les prochaines législatives anticipées, prévues au printemps 1998. Il sera donc de toute façon trop tard pour les communales de 2000.

En 1996, des militants associatifs et politiques d'origine étrangère ("allochtones") ont mis sur pied en Flandre, puis à Bruxelles, un Comité National pour le Suffrage Universel (CNSU) pour que les non Européens ne soient pas écartés de cette nouvelle avancée historique du combat pour le suffrage universel. En Wallonie, les revendications de ce comité ont été relayées par la commission immigration - interculture de l'Institut Jules Destrée, présidée par Alberto GABBIADINI. Le CNSU avait à l'époque récolté le soutien d'une centaine d'élus, anciens élus et suppléants socialistes, écologistes, démocrates-chrétiens, communistes, et même de quelques FDF et Volksunie.

Pour mémoire, rappelons que quatre ministres (deux CVP et deux SP) du gouvernement flamand et un secrétaire d'état (Volksunie) du gouvernement bruxellois s'étaient explicitement et publiquement prononcés dans le courant de 1996 contre la limitation des droits politiques aux seuls ressortissants de l'Union européenne, ce longtemps avant l'intervention télévisée de Jean-Luc DEHAENE. Les rédacteurs du projet de constitution flamande, médiatisé en septembre 1996, avaient également inclus ce droit de participation politique à tous les étrangers, tant au niveau communal que régional, moyennant certaines conditions non liées à la nationalité. Il est par contre assez étrange que la prise de position dans le même sens du ministre-président wallon COLLIGNON en décembre 1996, dans la foulée de la proposition de constitution wallonne diffusée par l'Institut Jules Destrée en septembre, n'ait eu aucun écho dans la presse à l'époque.

VOTE OBLIGATOIRE CONTRE DROIT DE VOTE ?

Parmi les questions qui se posent régulièrement quand on parle des droits politiques des étrangers en Belgique, c'est "est-ce que ça les intéresse vraiment ?". Cet argument a encore été développé récemment à Anvers dans le cadre des débats internes au CVP sur cette question, y compris à propos des futures élections des conseils de districts 1. Le conseiller communal FDF Khalil ZEGUENDI avait utilisé cet argument lors d'un débat télévisé à la RTBF à la mi-mars.

On peut facilement répondre à cette objection principielle: s'il peut paraître louable de se soucier tant de l'opinion des intéressés, pourquoi ne pas les laisser décider eux-mêmes? Après tout, s'ils n'en ont pas envie, ils n'iront pas voter et il n'y aura pas d'autre conséquence.

Oui, mais en Belgique, le vote est obligatoire. Obligatoire en droit, mais non sanctionné par les tribunaux, donc facultatif en fait. Les jours de l'obligation de vote sont donc d'ores et déjà comptés, qu'on le veuille ou non, même si ça prendra encore quelques années, au "tempo belge". Pour mémoire, il a fallu plusieurs décennies pour mettre le droit en conformité avec le fait que la peine de mort n'était plus appliquée en Belgique...

S'opposer au "droit" de vote (stemrecht) des non Belges sous prétexte que pour les Belges il y a "obligation" de vote (stemplicht) relève donc d'une mauvaise foi et d'une hypocrisie assez osées: en toute logique, il faudrait alors soit demander la suppression de l'obligation de vote, soit exiger l'application des condamnations et amendes légalement prévues pour les non votants !

LA DEPOLITISATION DES CITOYENS EUROPEENS

Aux élections européennes de 1994, les étrangers "européens" avaient la possibilité de s'inscrire sur les listes électorales belges et de se porter candidats. Peu d'entre eux firent ce choix, et plusieurs hypothèses furent évoquées. Soit ça ne les intéressait pas, parce qu'ils pouvaient voter pour les listes de leur pays d'origine dans des locaux consulaires, soit la responsabilité incombait aux autorités fédérales et communales belges, qui n'avaient fait aucune publicité pour encourager ces inscriptions. Mais on n'a pas beaucoup parlé des résultats impressionnants de plusieurs candidat(e)s d'origine étrangère, tant "européen(ne)s" que "non européen(ne)s", à ces mêmes élections 2. Et a-t-on oublié le score d'Elio DI RUPO en 1989, quelques mois après la polémique aux relents xénophobes sur son éventuelle accession au mayorat à Mons ? Par ailleurs, combien de résidents étrangers ont-ils réellement participé aux élections organisées par leurs consulats en Belgique 3 ?

En attendant une éventuelle citoyenneté belge ouverte aux non nationaux, il existe des espaces de citoyenneté uniquement accessibles à des non Belges ou à des binationaux. Ces espaces sont gérés par les consulats des pays d'origine, sans obligation de participation pour leurs ressortissants. Un indice intéressant pour mesurer l'attachement à une citoyenneté liée à la nationalité d'origine, sans incidence donc sur la vie quotidienne dans le pays de résidence.

Les dix huit mille électeurs espagnols de Bruxelles ont ainsi pu élire, en décembre 1996, un "Conseil des Résidents Espagnols de Bruxelles", organe consultatif auprès du consulat. Seuls 408 d'entre eux se sont déplacés pour participer à cette élection. Pour le bimensuel espagnol de Bruxelles El Sol, "le désintérêt, le froid ou l'éloignement de l'unique bureau de vote paraissent être les causes de ce "fracaso" 4...

En France, 1.210.000 électeurs portugais étaient appelés à élire, en avril 1997, seize membres du Conseil des Communautés Portugaises. Ceux-ci ont finalement été élus par... 4.362 électeurs, soit un taux de participation de 0,4%. Par comparaison, "la Fête des Saints Populaires en région parisienne rassemble environ 20.000 Portugais; un match de football au Parc des Princes entre Benfica et Porto en rassemble environ 30.000 " 5. En Belgique, 991 personnes (4,5%) ont participé au vote, sur 22.561 électeurs. Le siège dévolu aux Portugais de Belgique a donc été acquis par un score de 482 voix, soit par 2% des électeurs inscrits...

En juin 1997, les Italiens de Belgique devront également se rendre aux urnes pour élire des comités consulaires. Si certains milieux politico-associatifs semblent s'activer en prévision de cette échéance, plusieurs observateurs prédisent déjà un désintérêt massif de la part des Italiens de Belgique pour une élection dont ils perçoivent mal les enjeux et l'utilité foncière.

Quant au Conseil Supérieur des Français de l'Etranger (CSFE), il compte six délégués élus en Belgique 6, qui compte une des plus importantes communautés françaises hors de France. Mais la réglementation électorale a été élaborée en tenant compte de la situation des nombreux Français établis dans des pays africains  7 où, à l'époque, les autorités voyaient d'un mauvais oeil la tenue de campagnes électorales multipartites et démocratiques, même pour des ressortissants étrangers (ou binationaux). Il est par conséquent interdit de faire campagne publiquement pour ces élections...

LA NON CITOYENNETE DES NON EUROPEENS

Dans le passé, les Marocains de Belgique élisaient un député au Parlement marocain. Actuellement, leur participation à la vie politique marocaine se limite aux référendums (ou plutôt aux plébiscites). Dans un cas comme dans l'autre, il ne semble pas que l'intérêt suscité ait été particulièrement remarquable, l'organisation de ces votes et l'information des électeurs laissant d'ailleurs quelque peu à désirer. L'immense majorité des Marocains de Belgique n'ont en réalité jamais participé à une élection marocaine et sont peu informés de la situation politique dans ce pays. Nous avons récemment constaté que des élus d'origine marocaine ignoraient la tenue d'élections communales au Maroc en juin 1997, alors que l'enjeu de celles-ci est notamment la composition de la nouvelle "deuxième chambre", sur le modèle du sénat français élu au suffrage indirect par les collectivités locales.

En juin 1997, un député a été élu par les Algériens de Belgique et de quelques régions voisines à l'occasion des élections législatives en Algérie. Outre quatre candidats de partis algériens 8, deux candidat(e)s indépendant(e)s ont tenté, en vain, de récolter les quatre cents signatures nécessaires pour se présenter à ces élections. Manque d'intérêt de la part des électeurs potentiels, ou résultat des "pressions" des agents du régime qui ont fait la propagande du candidat "présidentiel" ? En France, l'Etat-RPR avait interdit les meetings électoraux, en particulier ceux des autres partis que celui du président ZEROUAL, alors que Lionel JOSPIN s'était ouvertement interrogé sur la validité d'élections dont était exclu le parti qui avait remporté les précédentes... Au nom de la "lutte contre l'intégrisme musulman", les autorités françaises ont donc favorisé un parti d'essence fondamentalement non démocratique, pour la même raison que les socialistes soutiennent leurs partis-frères de même nature en Tunisie et en Egypte 9... Peut-on établir un quelconque lien entre ce soutien à des anti-démocrates "arabo-musulmans" et le refus obstiné de la droite et des socialistes de reconnaître le droit à la participation politique en France des étrangers, en particulier de ceux originaires de ce même "Monde arabo-musulman" ?

Les Turcs résidant hors de Turquie pourront bientôt exercer leurs droits civiques à l'occasion des prochaines élections législatives, en vertu d'une révision constitutionnelle adoptée in extremis avant les dernières élections anticipées, non applicable à l'époque en raison même de cette anticipation. Tous les partis turcs sont organisés en Belgique, des sociaux-démocrates kémalistes du Parti républicain du peuple aux islamo-nationalistes du Parti de la prospérité. Les traditions de violence politique inciteront, on peut l'espérer, les autorités belges à favoriser l'organisation dans les meilleures conditions de sécurité de cette campagne électorale, notamment en prêtant des locaux adéquats pour les débats ou les meetings, sans aucune discrimination entre les différents partis. Mais cela ne répondra pas à une question fondamentale: comment en est-on arivé à une situation où une communauté est reléguée dans un ghetto politique sans avoir été aucunement intégrée dans les partis belges ? Sur trois cents membres du PS de Saint-Josse, commune dont un quart au moins de la population est originaire de Turquie, il y a moins de cinq Turcs. Il n'y en a qu'un parmi les quelques trois cents membres d'Ecolo en région bruxelloise 10, et aucun dans les groupes locaux de Saint-Josse et de Schaerbeek...

LA DISQUALIFICATION DE LA SOUS-CITOYENNETE "CONSULTATIVE"

Pendant longtemps, les autorités belges ont privilégié le recours aux nominations partisanes sans aucun contrôle démocratique des populations concernées, pour la gestion du culte musulman avec l'ex-Conseil des Sages comme pour les conseils consultatifs non élus, tant l'ex-Commission consultative des populations d'origine étrangère de la Communauté française que la Commission mixte du conseil régional bruxellois, composée par de savants calculs additionnant un socialiste flamand d'origine marocaine, une nationaliste flamande d'origine turque, un libéral francophone d'origine marocaine, etc. Cette commission mixte a été utilisée comme modèle pour le nouveau conseil consultatif communal des Bruxellois d'origine étrangère.

Néanmoins, il faut bien constater que les "conseils consultatifs communaux des immigrés" élus dans les années 70 l'ont été avec des scores peu reluisants. Lors des élections au conseil consultatif des immigrés de Saint-Josse en 1979 11, la liste des électeurs comptait 5.377 personnes. Seules 709 personnes participèrent effectivement au vote, soit 13,2% de l'électorat, contre 814 (17,3%) en 1976. Il n'est pas inintéressant de noter que les taux de participation furent plus élevés dans les deux communautés non européennes, les Turcs (23%) et les Marocains (21%), que parmi les Italiens (14%), les Espagnols (11%) ou les Français (5%).

La récente élection directe du "conseil urbain des immigrés" (Stedelijke Migrantenraad) à Anvers en octobre 1996 a confirmé cette tendance à une participation plus importante des Turcs et des Marocains, bien que les... Néerlandais, fort nombreux dans cette commune, se soient portés candidats en masse, ce qui constitue un signal fort dans la perspective des élections de 2000, où ils seront électeurs et éligibles à part entière.

DEMOCRATIE ET CONFESSIONNALISME A LA BELGE

La Belgique connaît un système de communautarisme confessionnel institutionnalisé dont le caractère non-démocratique est pour le moment principalement contesté par certains leaders issus de la communauté musulmane. Il s'agit là aussi d'un problème de citoyenneté non liée à la nationalité, dont la gestion désastreuse par l'Etat belge a permis aux courants islamistes de s'affirmer auprès d'un nombre croissant de Musulmans comme fer de lance des revendications démocratiques...

En 1989, la question de la reconnaissance d'un organe "chef de culte" musulman fut propulsée sous les feux des médias, et le Commissariat Royal à la Politique des Immigrés proposa de faire élire dans les mosquées un Conseil Supérieur des Musulmans destiné à remplacer, avant la fin de l'année scolaire, le Centre islamique et Culturel comme interlocuteur officiel de l'Etat belge. Ce Conseil aurait été composé de douze personnes élues et de cinq cooptées en raison de leur autorité morale, intellectuelle ou scientifique.

A l'initiative du Centre Islamique et Culturel et de "la plupart des responsables des groupements cultuellement représentatifs de la communauté musulmane, ainsi que les imams" 12, fut mis en place un Comité préparatoire à ces élections. Le Commissariat Royal, sous la pression du gouvernement, fit alors savoir que la création d'un Conseil Supérieur des Musulmans de Belgique ne constituait pas une décision, mais une proposition, élaborée en contact avec le Ministère de la Justice, des représentants du Centre Islamique et Culturel, d'autres Musulmans, ainsi que quelques universitaires spécialisés.

Les élections eurent quand même lieu le 13 janvier 1991 dans les mosquées "marocaines", malgré l'avis contraire diffusé sous forme de lettre-tract par l'Ambassade du Maroc, ainsi que dans les mosquées "turques" indépendantes du gouvernement turc 13. Le gouvernement belge tenta de les empêcher en entreprenant, significativement, des démarches auprès de l'imam-directeur du Centre Islamique et Culturel, une association internationale n'émanant aucunement des communautés musulmanes de Belgique, et des ambassades du Maroc et de Turquie, toujours prêtes à agir pour museler les velléités démocratiques de "leurs" ressortissants à l'étranger.

Vingt-six mille des trente-deux mille électeurs inscrits participèrent à ces élections, dont fut issu un Conseil Général, lequel désigna un Conseil Supérieur des Musulmans de Belgique de dix-sept membres, présidé par un des trois membres cooptés, Yacine BEYENS, un Belge "de souche" converti. Ni le Conseil Général ni le Conseil Supérieur ne furent reconnus par les autorités belges.

Pour contrecarrer ce processus de désignation démocratique, le gouvernement belge mit en place, en mars 1990, un "Conseil provisoire des Sages pour l'organisation du culte islamique en Belgique", composé de 17 membres, dont 3 représentants du Centre islamique et Culturel, qui refusa de les occuper et de reconnaître ainsi une quelconque légitimité à cet organe. La quasi totalité des membres d'origine turque furent désignés par l'instance religieuse officielle de l'Etat turc, la Fondation Religieuse Turque (Diyanet Türk Vakfi), les autres membres, d'origine turque ou arabe, par les "piliers" (parti et syndicat) socialiste et social-chrétien. Certains non croyants, "Musulmans sociologiques" parce que d'origine turque ou marocaine, furent contactés pour siéger dans cet organe, mais refusèrent, estimant que l'organisation du culte ne pouvait être assumée que par des Musulmans croyants et non seulement "sociologiques". D'autres n'eurent pas autant de scrupules et des candidats areligieux, athées ou "laïcs" à la belge, se proposèrent spontanément, principalement au sein du Parti socialiste.

Le "Conseil des Sages" n'eut qu'une éphémère existence de moins de deux ans, aucunement reconnu par les personnes au nom desquelles il était censé s'exprimer. Des "Comités techniques" successifs furent mis sur pied pour gérer l'enseignement de la religion islamique. Le premier, constitué à l'initiative du "Conseil des Sages", fut accusé par ses détracteurs de pratiquer le clientélisme dans la désignation de nouveaux enseignants. Le second, "Comité technique bis", fruit de négociations fort discrètes entre des émissaires du gouvernement belge et les diverses organisations musulmanes, fut composé de cinq Musulmans "pratiquants" (par opposition à "sociologiques") répondant à des critères très stricts, et exerça ses activités de fin 1992 à fin 1994.

Entre le début 1993 et la fin 1994 eurent lieu de nouvelles négociations, tout aussi discrètes, qui débouchèrent finalement, en octobre 1994, sur la reconnaissance par le Ministère de la Justice d'un "Exécutif des Musulmans de Belgique" comme interlocuteur. Cette reconnaissance a été sanctionnée le 3 juillet 1996 par un "arrêté royal relatif à l'Exécutif des Musulmans de Belgique", produisant ses effets le 22 novembre... 1994.

Aujourd'hui, on reparle de l'élection directe par les intéressés d'un nouvel organe chargé de gérer le temporel du culte musulman. Louable proposition, à présent soutenue par les autorités diplomatiques marocaines alors qu'elles avaient adopté la position inverse il y a sept ans. Mais le régime marocain, allié à l'Arabie Séoudite au sein de la Ligue Islamique Mondiale ("Rabita"), dont le Centre Islamique et Culturel ("Merkez") est une émanation, voit peut-être dans cette élection une possibilité unique de reprendre le contrôle de "ses" ressortissants par le biais d'une structure communautaire. Cela permettra de marginaliser les élus belges d'origine maghrébine qui auraient des velléités de critiquer les régimes de leur pays d'origine 14, élus dont la légitimité ne sera jamais comparable à celle des "élus des Musulmans" puisque ceux-ci seront les seuls à représenter les non Belges dans une structure reconnue par les autorités belges.

Dans cette nouvelle stratégie chérifienne, un rôle important semble avoir été prévu pour Yahya MICHOT, président coopté du Conseil Supérieur des Musulmans, régulièrement invité au Maroc ou sur les ondes de la télévision d'état marocaine RTM 15. Monsieur MICHOT, Belge "autochtone" converti à l'Islam, milite ouvertement en faveur de la reconnaissance par l'Etat belge d'un statut juridique pour la communauté musulmane en Belgique, comme en connaissent les Chrétiens et les Juifs dans les pays musulmans. En clair, l'insertion dans le système juridique belge des éléments du droit islamique concernant le mariage, y compris polygamique, le divorce ou la répudiation, et l'héritage...

Le caractère non démocratique de l'actuelle "représentation" officielle du culte musulman est justifié par certains politiciens belges sous le prétexte que les Musulmans, s'ils étaient appelés à élire une quelconque instance, seraient manipulés par des islamistes qui se retrouveraient ainsi en position de représentants institutionnels des Musulmans de Belgique. Et de pointer du doigt certains membres du Conseil Supérieur, dont Yahya MICHOT.

Le problème semble néanmoins être mal posé, ou plutôt abordé avec beaucoup de mauvaise foi. En effet, n'est-il pas quelque peu paradoxal que la seule communauté confessionnelle ou philosophique reconnue où une revendication de représentation démocratique soit avancée ne soit ni la communauté catholique romaine, ni la communauté laïque, pourtant toutes deux à la base de la démocratie pluraliste à la belge? Ces catholiques romains et ces laïcs, tous pétris de culture démocratique par le simple fait d'être nés dans une société occidentale, au contraire des Musulmans, naturellement non démocrates, représentent plus de 90% de la population belge. Mais quand ces démocrates de naissance ont-ils eu l'occasion de désigner ou de contrôler les organes chargés de se répartir les plantureuses subventions aux cultes accordées par l'Etat belge?

Par ailleurs, on peut s'interroger sur le manque d'initiatives législatives des élus dans le sens d'une déconfessionnalisation des institutions belges, et en premier lieu de l'école. Le système belge de cours de religion ou de "morale laïque" obligatoires, avec choix forcé donc, a failli être adopté au Québec il y a dix ans 16. Il s'agissait de reconnaître à l'élève "le droit de choisir, à chaque année, l'enseignement moral et religieux d'une confession autre que catholique ou protestante, lorsqu'un tel enseignement est dispensé à l'école". La réaction des opposants à ce système devrait être méditée par les Belges: "la multiplication, en cadre scolaire, de ghettos religieux, où l'on évite par le fait même la prise en compte de la différence, et où chaque tradition religieuse peut transmettre ses croyances sans introduire un processus d'acquisition relativisant son propre système, ne constitue certainement pas la voie éducative la plus propice pour l'ouverture à l'altérité" 17.

EN GUISE DE CONCLUSION

La réflexion sur les espaces de citoyenneté spécifiques, ou sur la citoyenneté tout court, des non Belges et des Belges d'origine étrangère est trop souvent menée dans la méconnaissance des faits, ou en ne se référant qu'à des aspects segmentés de cette citoyenneté 18. Il s'agit maintenant d'aller au-delà des lieux communs et de s'interroger, avec ces nouveaux concitoyens et non dans des cénacles d'où ils sont exclus, sur la signification actuelle et concrète de la citoyenneté et de la nationalité en Belgique. Le contexte global de remise en cause du système politico-mafieux "à la Belge" depuis quelques mois pourrait peut-être y contribuer...


* sociologue franco-belge, un des animateurs du Comité National pour le Suffrage Universel

1 Il s'agit là de nouvelles instances élues au niveau des anciennes communes fusionnées dans les communes de plus de cent mille habitants, sur le modèle néerlandais

2 P.Y.LAMBERT, "Candidats et élus d'origine extracommunautaire aux élections européennes, communales, régionales et législatives de 1994 et 1995 en région bruxelloise", in: L'Année Sociale 1995, Institut de sociologie de l'ULB, 1996

3 les binationaux, comme l'auteur de cet article, ont par contre pu voter deux fois, dans les bureaux communaux en tant que "Belges" et dans les bureaux consulaires, en tant que ressortissants de leur pays d'origine...

4 Ferran TARRADELLAS, "Coordinación Asociativa toma el CRE de Bruselas", El Sol de Belgica (Bruxelles), 12/12/1996, p.9

5 Rui NEUMANN, "A maioria absoluta da abstenção", Encontro das communidades portuguesas, 1-15/5/1997, p.10

6 trois de gauche (deux socialistes et un radical), trois de droite

7 par exemple l'Algérie et la Côte-d'Ivoire

8 un permanent montois de la FGTB pour le RND du Président Liamine ZEROUAL, un journaliste, par ailleurs candidat PSC à la Chambre belge en 1995, pour le PNR de l'ancien premier ministre (FLN) Redha MALEK, un médecin pour le RCD kabyle du docteur Saïd SAADI et un professeur de religion islamique pour le Hamas de l'islamiste Mahfoud NAHNAH

9 le Rassemblement Constitutionnel Démocratique de BENALI et le Parti National Démocratique de MOUBARRAK sont membres de l'Internationale Socialiste, alors que tous les observateurs dénoncent les atteintes à la démocratie et aux droits de l'homme dont ils sont les instigateurs, au nom de cette fameuse "croisade anti-intégriste"

10 il a d'ailleurs été nommé au conseil consultatif de Bruxelles-Ville sur le quota Ecolo...

11 ces données proviennent d'un document interne d'évaluation que nous a communiqué Khalil ZEGUENDI, lui-même nommé au dernier conseil consultatif de 1982, pour lequel il n'avait plus été procédé à des élections

12 Monique RENAERTS, "L'historique de l'Islam en Belgique et la problématique de sa reconnaissance", in: "Aspects de l'Islam", Cahiers de l'Institut de Philologie et d'Histoire Orientales, U.L.B., 1996, n°3

13 parmi celles-ci, la plupart sont contrôlées par les islamo-nationalistes turcs de la "Vision nationale" (Milli Görüsh), liés au Parti de la prospérité d'Erbakan

14 ce qui n'est le cas d'aucun(e) des élu(e)s actuel(le)s, qui fréquentent assidûment les réceptions des ambassades et se gardent bien d'émettre la moindre critique publique quant aux atteintes aux principes démocratiques ou aux droits de la personne dans des pays d'origine dont ils ont tous conservé la nationalité (inaliénable pour les Marocains)

15 diffusée sur le câble dans plusieurs communes bruxelloises, et captable par satellite

16 cf. P.Y.LAMBERT, "Racisme, ethnocentrisme et discriminations au Canada", in: Nouvelle Tribune, juin 1997

17 M. MILOT, "L'enseignement religieux à l'heure du pluralisme. Une distinction nécessaire entre "contenus" et "processus"", in: F. OUELLET et M. PAGE (dir.), Pluriethnicité et société: construire un espace commun, Québec, IQRC, 1991, p.425

18 cf. P.Y.LAMBERT, "Le Suffrage Universel et les non-Européens: les non-dits du non-débat", in: Politique, juin 1997

La participation politique des allochtones en Belgique

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